Moderne et libre Charlotte Perriand
(novembre 2019)

Femme libre, pionnière de la modernité. L’une des personnalités phares du monde du design du 20e siècle qui a contribué à définir un nouvel art de vivre. La Fondation Louis-Vuitton lui consacre, à Paris, une grande exposition : Le monde nouveau de Charlotte Perriand.

Mais quel est le lien qui unit Charlotte Perriand (1903-1999) à Rezé ? Il est vertical et mesure 52 mètres de haut : la Maison radieuse ! L’auteure du célèbre meuble de séparation passe-plat dans la cuisine de la Maison radieuse, c’est elle. On attribue malheureusement trop souvent au seul Le Corbusier des pièces d’ameublement en réalité conçues par la jeune femme. C’est le cas aussi pour la célèbre Chaise longue basculante (1928-1929) et le non moins iconique Fauteuil grand confort (1928) qui ont été dessinés par Charlotte Perriand.

Fauteuil grand confort, grand modèle, 1928. Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Charlotte Perriand. ©F.L.C. / ADAGP, Paris 2019 ©ADAGP, Paris 2019 ©AChP

Or, quand ces objets de mobilier sont présentés, son nom arrive toujours en troisième position, après celui de Le Corbusier et de Pierre Jeanneret. Comme si on lui concédait la place d’être aux côtés des grands noms mais toujours après eux. « Le nom de Charlotte était gommé, on l’affublait toujours d’un autre nom au prétexte que l’objet se vendrait mieux. Il y a un effacement du nom qui est un effacement de la femme, de la femme créatrice dans un monde viril », commente Michelle Perrot, professeure émérite d’histoire contemporaine*. « Pourtant, en 1927, elle entre bien comme associée chez Le Corbusier pour le mobilier et l’équipement intérieur. Si Le Corbusier recourt à elle, c’est parce qu’il a vu son exposition. Il a vu qu’elle créait, qu’elle dessinait mais surtout elle réalisait », explique sa fille Pernette Perriand-Barsac*.

 

Dans l’ombre de Le Corbusier

Elle a été dans l’ombre de Le Corbusier et Jean Prouvé. Alors même qu’elle a contribué à leur travail, qu’elle a dessiné plusieurs pièces. Mais le 20e siècle est viril (le droit de vote, le droit de signer des chèques, le droit de travailler furent acquis par les femmes tardivement). L’architecture tout autant. Et Le Corbusier ne dérogeait pas à la règle. Loin s’en faut. Sa rencontre avec l’inventeur de « l’unité d’habitation » a commencé en ces termes : « Ici, on ne brode pas de coussins », lui avait-il lancé. Mais l’intérieur pouvait être pensé par les femmes, l’architecture extérieure restant l’apanage de l’homme. Charlotte Perriand avait encaissé avant de rapidement s’imposer comme une indispensable collaboratrice, formant avec l’architecte et son cousin, Pierre Jeanneret, un trio créatif essentiel.

Appartement 601 de la Maison radieuse avec le fameux meuble passe-plat dessiné par Charlotte Perriand.

Cuisine ouverte, pas américaine !

« Inventeuse », comme elle aimait à se définir, de l’art de vivre, elle dessinait des intérieurs très simples avec une grande pureté de lignes, et avec génie, elle devint la grande prêtresse du rangement (on lui doit les tiroirs-casiers en plastique moulé, diffusés au BHV puis à La Redoute). Elle concevait un meuble en partant de la fonction qu’il allait avoir sans renoncer à son esthétique qui combinait toujours lignes, pragmatisme et moindre coût. Elle aimait le vide et pour libérer l’espace, elle habillait les murs de bibliothèques, de meubles pour ranger les affaires. Ses espaces de vie avaient des cloisons aménagées. Sa conception de la cuisine était ouverte pour ne pas être coupé de sa famille ou des convives. Cette cuisine, aux dimensions minimales, a été dessinée par elle en 1949 pour la Cité radieuse de Marseille puis reprise à Rezé. Un modèle qui inspira ensuite de nombreux architectes à l’étranger, notamment aux États-Unis, pour revenir en France sous le nom de « cuisine américaine » !

Une femme libre, féministe

Sa mère qui était couturière dans la haute-couture lui a toujours dit depuis son plus jeune âge : « Charlotte, travaille, c’est la liberté ». Quand on lui demandait si elle avait des difficultés parce qu’elle était une femme, elle répondait : « Jamais ». « Mais, il y avait quand même des problèmes, modère Pernette, sa fille. Je me souviens l’avoir accompagnée dans les années 1960 sur un chantier. Elle fait remarquer à l’électricien que la prise n’était pas à la bonne hauteur. L’électricien la toise et lui répond : « Ce n’est pas une bonne femme qui va me donner un ordre ». Charlotte lui a répondu : vous prenez vos affaires et vous quittez le chantier immédiatement. »

Progrès social et écologie

Charlotte Perriand avait le social chevillé au corps. Communiste un temps, elle aimait l’idée du progrès pour tous. Le logement était un problème crucial dans les années 1930. Elle voulait y répondre en construisant le monde pour tous, un mobilier accessible aux classes moyennes frappées par la crise. On retrouve dans son parcours l’importance du social, la maison pour tous, comme plus tard la montagne pour tous et l’écologie. C’est elle qui a construit la station de sports d’hiver des Arcs (Savoie) avec deux principes : ne pas entraver la beauté du paysage et exclure totalement les voitures.

Contre la société de consommation, du trop-plein

Depuis les années 2000, on assiste à une véritable « Perriandmania » en France, aux États-Unis. Ses œuvres battent des records dans les ventes. Ses meubles ont acquis une valeur statutaire et concurrencent les plus grands trophées de l’art contemporain. « De voir tout cet argent ne veut plus rien dire, Charlotte aurait fait de l’édition pour le plus grand monde. C’était son objectif », conclut Pernette, sa fille.

* Extraits de la matinale de France Inter le 26 septembre 2019